L'innovation n'a joué qu'un rôle modeste dans la croissance de la Chine et de l'Inde ces dernières années, mais les deux pays doivent maintenant travailler dur pour maintenir cette croissance prometteuse. Et leurs défis respectifs à cet égard sont de natures différentes.
En octobre dernier, lors d'une conférence sur la capacité d'innovation de la Chine et de l'Inde, à l'Académie nationale des sciences des États-Unis, les participants ont longuement débattu pour savoir si les diplômés de ces deux pays étaient suffisamment performants et en phase avec les exigences d'entreprises concurrentielles de notre économie mondialisée.
Selon un participant indien, « nous pouvons former les salariés… ils n'ont pas besoin d'avoir un diplôme d'université ». Malgré le grand nombre d'experts réunis, aucun consensus n'a été trouvé sur l'adéquation ou non des investissements actuels en capital humain. S'il ne fait pas de doute que, en termes de nombre (d'ingénieurs, de chercheurs, etc.), ces deux économies convergent rapidement vers les économies avancées de l'OCDE, on ignore combien de temps cela prendra, ni même si les deux pays convergeront jamais entre eux.
Cela soulève une question souvent posée aujourd'hui : l'Inde peut-elle simplement suivre l'exemple chinois et prendre son envol en ce XXIème siècle ? Question brûlante, qui va bien au-delà des questions de résilience. Après tout, l'Inde compte encore énormément de pauvres, beaucoup plus que prévu, selon les dernières réévaluations des parités de pouvoir d'achat. La pauvreté reste également très répandue en Chine, malgré une décennie de croissance soutenue : dans les deux pays, le revenu moyen est encore très inférieur à celui de l'OCDE. Pourtant ces pays envoient régulièrement des fusées dans l'espace, et attirent d'importants flux d'investissement direct et de participations financières de l'étranger. Ce sont des géants économiques, avec lesquels il faut compter. Mais un examen plus attentif révèle de nombreuses différences entre les deux pays, tant en matière d'innovation que d'autres sources de croissance.
Jusqu'à récemment, le PIB par habitant de la Chine progressait presque deux fois plus vite que celui de l'Inde, bien que l'Inde fût plus pauvre et parte de plus bas. Or, ces dernières années, avec l'accélération de l'économie indienne, l'écart s'est réduit. D'où provient toute cette croissance ? En Chine, elle découle en grande partie de niveaux d'investissement extrêmement élevés et soutenus, presque doubles de ceux de l'Inde. Cette puissance brute est manifeste dans le développement rapide des infrastructures chinoises, qui a permis une urbanisation deux fois plus rapide qu'en Inde. Même selon l'indicateur plus subtil de la croissance qu'est la productivité totale des facteurs, qui indique la qualité de la combinaison entre capital et travail, la Chine a surclassé l'Inde de 40 %, et ces gains d'efficience ont à leur tour dopé les retours sur investissement.
Quel a été le moteur des gains de productivité ? La réponse permet de comprendre les différences entre les deux économies. La productivité est un important facteur de croissance à long terme, et les dépenses en R-D, qui favorisent l'innovation, en sont l'un des principaux déterminants dans les économies avancées. Augmenter les dépenses de R-D peut améliorer la capacité d'absorption lorsque de nouvelles technologies sont adoptées. La Chine comme l'Inde ont beaucoup accru leurs dépenses de R-D ces dernières années, de près de 20 % par an pour la Chine. Cependant, le nombre de chercheurs a progressé beaucoup moins vite, et en Inde, ce nombre semble même avoir baissé ! Par ailleurs, grâce à la valorisation accrue des compétences, les salaires dans la R-D ont augmenté. Si une faiblesse relative des dépenses de R-D n'est pas forcément un problème dans une économie en développement, la stagnation de ces dépenses en Inde à environ 1 % du PIB est préoccupante, surtout au regard de la Chine, où elle dépasse désormais 1,4 % du PIB.
Si l'évaluation de ces investissements intangibles est délicate du fait de niveaux de qualité hétérogènes, cette divergence en amont se retrouve aussi au niveau de la production. Ainsi, le nombre d'articles publiés par la communauté scientifique chinoise a littéralement explosé, alors que la production des chercheurs indiens a pratiquement stagné. Ce qui est paradoxal, la propriété intellectuelle étant mieux protégée en Inde qu'en Chine, ce qui devrait stimuler la recherche.
Sans minimiser la R-D et l'innovation, il existe d'autres moteurs fondamentaux pour la productivité à un stade précoce de développement. Le premier est la possibilité pour les entreprises d'être compétitives et de s'agrandir lorsqu'elles marchent bien, et de mettre facilement fin à leur activité si elles échouent. En Inde, des entraves importantes existent dans ces deux cas de figure. Ainsi, le droit du travail dans le secteur formel, dont proviennent la quasi-totalité des exportations, est très contraignant. Par conséquent, les entreprises indiennes sont largement sousdimensionnées à l'échelle internationale, avec près de 90 % des emplois industriels concernant des entreprises de moins de 10 salariés, contre nettement moins de 10 % en Chine et dans la plupart des pays de l'OCDE.
La petite taille des entreprises indiennes crée un manque à gagner important en termes de productivité, les grosses entreprises bénéficiant d'économies d'échelle qui peuvent aller jusqu'à doubler leur productivité par rapport aux petites structures du secteur « informel ». En Chine, la réduction du secteur public et le développement du secteur privé ont permis un tel gain de productivité. Si une grande partie de l'activité commerciale de la Chine relève encore du secteur public, l'Inde a été plus lente à privatiser, malgré la moindre productivité de son secteur public.
Les contraintes réglementaires expliquent une bonne part des faiblesses des modèles de croissance des deux économies, y compris les restrictions sur les marchés financiers et de produits. Un contrôle excessif de l'État entrave la concurrence dans de nombreux États et dans de nombreux secteurs. Les entreprises sont aussi confrontées à des obstacles à l'entrée et à des limitations généralisées, sans parler de la complexité des paperasseries administratives. Les restrictions diffèrent presque autant d'un État indien à l'autre que d'un pays de l'OCDE à l'autre.
Mais la différence entre la Chine et l'Inde est sans doute plus significative encore en matière de réglementation du travail. En Inde, les restrictions sur les licenciements collectifs sont plus contraignantes que dans les pays de l'OCDE et les grandes économies émergentes, alors qu'en Chine, elles sont proches de la moyenne OCDE. Ces contraintes découragent les grandes entreprises et favorisent l'emploi dans le secteur informel, où la productivité est plus faible. Actuellement, la Chine renforce considérablement ses restrictions sur le marché du travail. Certes, elle a encore des efforts à faire dans la protection minimale des travailleurs licenciés, mais il faut se garder d'anéantir la flexibilité qui a tant bénéficié au pays.
S'il reste beaucoup à faire pour rendre les politiques publiques plus favorables aux entreprises et à l'investissement, la productivité du travail a progressé en Chine comme en Inde, grâce au renforcement du capital des entreprises et à l'amélioration de la productivité totale des facteurs. Ceci a permis de maintenir les coûts réels du travail à environ 20 % de ceux observés aux États-Unis, en dépit du contexte d'augmentation rapide des salaires. Ces faibles coûts ont continué à attirer les investisseurs et les exportateurs vers ces deux économies, mais avec une structure des exportations très différente : les échanges de l'Inde sont beaucoup plus axés sur les services, et particulièrement les services aux entreprises liés à l'informatique ; ceux de la Chine portent surtout sur les produits, même si les ventes de services augmentent également. Ces marchés attractifs ont contribué à modérer l'inflation dans la zone OCDE ces dernières années.
La menace concurrentielle des marchés chinois et indien suscite de nombreuses préoccupations dans les économies développées, et de fait, la part des technologies à forte valeur ajoutée dans les échanges avec ces pays augmente, particulièrement pour la Chine, désormais troisième exportateur mondial. Cependant, il faut tempérer ces inquiétudes : la grande partie de ces échanges est assurée par des entreprises à capitaux entièrement étrangers, qui assurent essentiellement l'activité finale d'assemblage. Et la place de l'Inde, qui représente un sixième des 7 % de parts de marché mondiales de la Chine, reste relativement modeste.
En revanche, l'un des problèmes les plus pressants pour l'Inde est d'améliorer son niveau d'éducation et d'augmenter le nombre de diplômés du supérieur (voir L'Observateur de l'OCDE n° 263, octobre 2007). Actuellement, il y a deux fois plus de diplômés en Chine qu'en Inde, alors qu'il y en avait autant voici moins de dix ans. L'avenir est incertain, car les tendances démographiques indiquent que la Chine vieillira avant de devenir un pays riche, alors que la pyramide des âges indienne indique que ce pays restera « jeune » dans un avenir prévisible. Cela va doper l'épargne en Inde, alors que la population chinoise commencera à puiser davantage dans son épargne à mesure des départs en retraite. Il pourrait en résulter une convergence des taux de croissance du PIB des deux économies dans la prochaine décennie.
On ne saurait douter du potentiel économique colossal, sans parler des ambitions, de l'Inde et de la Chine. Mais ces deux pays présentent aussi des différences, et l'Inde a probablement plus à faire que la Chine pour rattraper les pays de l'OCDE. À terme toutefois, ils sont confrontés aux mêmes défis que toutes les grandes économies : se réformer et innover aujourd'hui pour assurer la croissance et le développement demain.
Références
OCDE (à paraître), Études économiques de l'OCDE : Inde, Paris.
OCDE (2005), Études économiques de l'OCDE : Chine, Paris.
OCDE (à paraître), OECD Reviews of Innovation Policy: China, Paris.
OCDE (à paraître), La Chine dans l'économie mondiale : L'impact économique de l'adhésion de la Chine à l'OMC, Paris.
OCDE (2007), Chinese Economic Performance in the Long Run, deuxième édition, Centre de développement de l'OCDE, Paris.
OCDE (2006), Science, technologie et industrie : Perspectives de l'OCDE 2006, Paris.
L'Observateur de l'OCDE nº 264/265, décembre 2007-janvier 2008